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Amende record pour le Gun Jumping Illumina/Grail

Amende record pour le Gun Jumping Illumina/Grail

Auteurs : Sylvie Cholet, avocate associée et Marc-Antoine Gévaudan, avocat collaborateur
Publié le : 24/07/2023 24 juillet juil. 07 2023

Mise à jour : le 3 septembre 2024, la CJUE a annulé l'arrêt du Tribunal UE et les décisions par lesquelles la Commission avait accueilli les demandes d'autorités nationales de concurrence visant à faire examiner le projet de concentration Ilumina-Grail alors qu'il s'agissait d'une opération dépourvue de dimension européenne. Lorsqu'une telle opération ne dépasse pas les seuils de notification au niveau national, même lorsqu'elle concerne plusieurs Etats membres, ces derniers ne peuvent recourir à l'article 22(1) al. 1  du Règlement européen sur les concentrations pour renvoyer à la Commission européenne l'examen de cette opération.

Communiqué de presse de la Commission européenne du 12 juillet 2023

Le 12 juillet 2023, la Commission européenne a annoncé avoir infligé une amende de 432 millions d’euros à l’encontre de Illumina, Inc., soit 10% de son chiffre d'affaires, ainsi qu’une amende symbolique de 1000 euros envers sa cible, Grail LLC, pour avoir réalisé par anticipation leur projet de concentration en contravention avec l’obligation de suspension (pratique de gun jumping).

Cette affaire est singulière à plusieurs titres : au regard de l’application de l’article 22 du règlement concentration de 2004 dite « clause hollandaise », du montant record de l’amende et du fait que la cible ait été condamnée en sus de l’acquéreur.

1°)         Une première application de l’article 22 du règlement concentration de 2004, dit la « clause hollandaise » depuis le revirement de 2020

Pour rappel, l’article 22 du règlement CE n°139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises[1] offre la possibilité à tout Etat membre de l’Union européenne de demander à la Commission d’examiner une opération de concentration de dimension non-communautaire, lorsque celle-ci « affecte le commerce entre Etats membre et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des Etats membres qui formulent cette demande ».
Initialement, ce mécanisme devait permet à un pays membre de demander à la Commission d’examiner une opération nationale problématique, alors qu’il ne disposait pas de régime de contrôle des concentrations et/ou que l’opération échappait à sa compétence.
En pratique, ces hypothèses n’avaient jamais été couvertes, seuls les cas d’opérations entrant dans le champ du contrôle des autorités nationales ayant donné lieu à la mise en jeu du mécanisme.

Toutefois, le 11 septembre 2020[2], Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, avait annoncé qu’elle allait dorénavant accepter les demandes de renvoi émanant d’autorités nationales non-compétentes, renouant avec la portée initiale de la « clause hollandaise ». L’objectif était de permettre le contrôle d’opérations de concentration méritant d’être examinées au niveau de l’Union européenne, notamment les acquisitions d’entreprises innovantes à haute valeur mais dont le chiffre d’affaires est sous les seuils de notification[3].

La primeur de cette nouvelle approche sera donnée à l’affaire Illumina/Grail. Le 21 septembre 2020, la société étasunienne Illumina, Inc., qui offre des solutions en matière d’analyse génétique et génomique, avait annoncé publiquement le projet de concentration avec la société de même nationalité Grail LLC, laquelle développe des tests sanguins de dépistage précoce de cancers.

Dans la mesure où le chiffre d’affaires des entreprises concernées ne dépassait pas les seuils pertinents et que l’opération ne présentait pas de dimension européenne, cette concentration n’avait pas été notifiée à la Commission européenne.

Néanmoins, à la suite d’une plainte reçue le 7 décembre 2020, la Commission, considérant que l’opération pouvait faire l’objet d’un renvoi au titre de l’article 22 § 1 du règlement concentration, avait informé les Etats membres de la concentration en cause le 19 février 2021. Elle avait également informé les sociétés concernées de l’éventuelle application de l’article 22 § 1 du règlement le 4 mars suivant.

Le 9 mars 2021, l’Autorité de la concurrence française a formulé une demande de renvoi au visa de l’article 22 § 1 du règlement concentration auprès de la Commission, bientôt suivie par 5 autres Etats membres (Belgique, Grèce, Islande, Pays-Bas, Norvège).

Ces demandes de renvoi ont donné lieu à une décision favorable du 19 avril 2021, ouvrant une enquête approfondie dès le 22 juillet 2021 à propos de l’opération envisagée.  

Les critères de renvoi énoncés à l’article 22 du règlement concentration étaient remplis, la Commission ayant constaté que l’opération envisagée pouvait affecter significativement la concurrence sur le territoire des Etats membres ayant présenté la demande de renvoi. Il a été constaté que l’importance concurrentielle de Grail ne ressortait pas de son chiffre d’affaires, ce qui rendait particulièrement approprié ces demandes de renvoi.

Toutefois, moins d’un mois après, et nonobstant l’enquête en cours, Illumina a annoncé publiquement l’acquisition de Grail, le 18 août 2021.

2°)         Une double amende pour marquer la gravité de la pratique

Le 20 septembre 2021, une communication des griefs était adressée à l’acquéreur et la cible pour gun jumping, bientôt assortie d’une décision de mesures provisoires visant à prévenir le préjudice de concurrence résultant de l’acquisition anticipée (décision M.10493 du 29 octobre 2021).

A l’occasion d’un recours en annulation formé par les deux sociétés contre la décision d’acceptation du renvoi, le Tribunal de l’Union européenne a confirmé la compétence de la Commission pour examiner les opérations ne remplissant ni les seuils communautaires, ni les seuils nationaux des Etats membres[4].

Parallèlement à cette procédure contentieuse, l’enquête approfondie, visant au contrôle de l’opération de concentration, se poursuivait aboutissant, le 6 septembre 2022, à une décision d’interdiction (M.10188).

Il était reproché à Illumina de n’avoir pas proposé de mesures correctives suffisantes pour remédier aux craintes de la Commission quant aux conséquences néfastes de l’opération sur l’innovation et la réduction du choix sur le marché émergeant des tests de détection précoce du cancer à base de sang.

En effet, Illumina étant alors le seul acteur crédible proposant cette technologie, cette acquisition lui aurait permis d’écarter les concurrents de Grail, dépendants de la technologie d’Illumina.

Il ressort du communiqué de presse de la Commission européenne (la décision n’est pas encore publiée) que l’amende record, à hauteur du plafond de 10%, de même que la sanction d’entreprise cible Grail, bien que symbolique, sont justifiées ainsi : « Illumina et GRAIL ont sciemment et délibérément violé l'obligation de suspension durant l'enquête approfondie de la Commission. Il s'agit là d'une infraction très grave et sans précédent qui compromet le bon fonctionnement du système de contrôle des concentrations de l'UE. »

Quels enseignements peuvent être tirés de cette affaire ?

Cette affaire interroge sur la notion de faute lucrative.

La finalisation de l'opération, malgré l’examen approfondie par la Commission, procède vraisemblablement d’une analyse coût / bénéfice entre d’une part le risque d’interdiction de l’opération et le versement d'une indemnité de rupture[5] , et d’autre part les avantages escomptés de l'acquisition prédatrice[6] permettant à Illumina de brider l’innovation de Grail et de contrôler le marché.

Ce choix témoigne d’un arbitrage risqué de la part d’Illumina : non seulement les entreprises sont lourdement condamnées, mais elles vont devoir à terme se conformer à des mesures contraignantes visant à rétablir la situation (une communication des griefs a été adressée à cette fin le 5 décembre 2022 aux deux contrevenantes).

La contrôlabilité de l’opération et le risque d’interdiction ont manifestement été sous-estimés mais, d’après la Commission, elles ont agi ainsi en toute connaissance des risques encourus, la réalisation de l’opération permettant entre temps à Illumina d’en tirer des bénéficier « même dans l’hypothèse où elle serait finalement contrainte de céder Grail »[7].

Il faut noter que, bien que rares, les pratiques de gun jumping sont toujours lourdement condamnées car considérées comme graves. Rappelons à cet égard, les termes de la décision n°22-D-10[8] condamnant COFEPP pour défaut de notification et violation de l’obligation de suspension, l’Autorité ayant considéré une « accumulation de comportements traduisant une volonté délibérée de procéder à la réalisation effective de l’opération et d’un mépris des règles de concurrence s’agissant, notamment, des interventions directes de COFEPP dans la politique commerciale de MBWS, dans le choix de son dirigeant, ou encore des échanges d’informations commercialement sensibles. »[9].

Plus généralement, cette affaire illustre une évolution vers une surveillance plus large et plus rigoureuse de ce genre d'opérations, en dépassant le simple contrôle basé sur l'application arithmétique des seuils de notification, qui ne reflètent pas toujours les effets potentiellement néfastes d'une concentration sur la concurrence.

En l’espèce, le mécanisme offert par l’article 22 était parfaitement adapté à la situation présentée par l’opération en cause et démontre que la Commission s’est dotée du bon instrument pour lutter contre ce type d’acquisitions prédatrices et renforcer l’autonomie économique européenne.

Récemment, l’Autorité de la concurrence française a également montré sa volonté d’étendre son contrôle aux prises de participations minoritaires non contrôlantes[10].

Le 12 octobre 2023, la Commission européenne a adopté 
des mesures visant à rétablir la situation antérieure à la réalisation de l'opération, imposant à Illumina de dénouer son acquisition de GRAIL, à la suite de sa décision d'interdire l'opération.
 

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