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Peut être abusif le refus d’accès à une plateforme numérique opposé par un opérateur dominant à une application tierce, si cet accès est plus commode, bien que non indispensable, pour exercer sur le marché aval !

Peut être abusif le refus d’accès à une plateforme numérique opposé par un opérateur dominant à une application tierce, si cet accès est plus commode, bien que non indispensable, pour exercer sur le marché aval !

Auteurs : Jeanne Cremers, élève avocate
Publié le : 21/03/2025 21 mars mars 03 2025

Arrêt de la CJUE du 25 février 2025, affaire C‑233/23


Le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») à l’occasion de la procédure de recours initiée par Alphabet Inc., ses filiales Google LLC et Google Italy Srl, après que celles-ci aient été condamnées par l’autorité de concurrence italienne (« Autorité ») à une amende de 102 084 433,91 euros pour abus de position dominante (au sens de l’article 102 du TFUE).

La pratique condamnée consistait à avoir refusé de permettre l’interopérabilité entre la plateforme numérique Android Auto, et l’application développée par la société Enel X Italia, appelée JuicePass, offrant des fonctionnalités liées à la recharge de véhicules automobiles électriques.

Google reproche à l’Autorité italienne de ne pas avoir vérifié le caractère indispensable de l’accès à sa plateforme Android Auto pour l’exploitation de l’application tierce et d’avoir retenu à tort que JuicePass était en concurrence avec Google Maps sur un marché aval pertinent.

Pour se prononcer sur le litige, le Conseil d’État italien souhaitait être éclairé sur l’interprétation de l’article 102 du TFUE au regard, notamment, de la jurisprudence Bronner (arrêt du 26 novembre 1998, C‑7/97), exigeant que l’infrastructure litigieuse soit indispensable, et des caractéristiques spécifiques du fonctionnement des marchés numériques. Dans son arrêt du 25 février 2025 (C-233/23), la CJUE s’est donc prononcée, en substance, sur les questions suivantes
 
  • 1ère question : L’accès à la plateforme, doit-il être indispensable à l’exercice d’une activité particulière sur un marché voisin, ou suffit-il que l’accès soit indispensable « à une utilisation plus commode » des produits ou services offerts par l’entreprise qui le demande ?

La CJUE distingue deux situations selon que
 
  • Le propriétaire de l’infrastructure (la plateforme) l’a conçue et l’utilise pour ses propres besoins : dans ce cas, la qualification de l’abus nécessite la démonstration que  : (i) le refus  soit de nature à éliminer toute concurrence sur le marché où exerce le demandeur d’accès, sans justification objective et (ii) l’infrastructure soit indispensable à l’exercice de l’activité de celui-ci, sans aucun substitut réel ou potentiel, au sens de la jurisprudence Bronner [C‑7/97, §41].
 
  • L’infrastructure est utilisée par le propriétaire qui la commercialise également à des tiers : dans ce cas, la condition, issue de la décision Bronner, tenant au caractère indispensable de cette infrastructure à l’exercice de l’activité du demandeur d’accès, ne s’applique pas [§44 et 45], et il suffit que l’infrastructure soit de nature à rendre l’application tierce plus attractive pour les consommateurs. Ni la préservation de la liberté contractuelle et du droit de propriété de l’entreprise en position dominante, ni la nécessité de continuer à inciter celle-ci à investir dans le développement de produits ou de services de qualité, ne permettent de justifier ce refus. 
 
  • 2ème question : La présence active sur le marché, du tiers demandant l’accès à la plateforme et celle de concurrents, pendant toute la période de l’abus allégué, démontre-t-elle l’absence d’effets anticoncurrentiels ?

Selon la CJUE, le fait que des opérateurs soient restés actifs et se soient développés sur le marché aval dont relève l’application, malgré l’impossibilité d’accéder à la plateforme, n’exclut pas l’existence d’effets potentiels liés à la capacité de la pratique de restreindre la concurrence par les mérites [§56].
 
  • 3ème et 4ème question : Une entreprise dominante contrôlant une plateforme, peut-elle justifier son refus et est-elle tenue de modifier ses produits ou d’en développer de nouveaux pour permettre à ceux qui le demandent d’y accéder ?

La CJUE admet que l’entreprise dominante peut justifier son refus d’accéder à sa plateforme en démontrant : (i) l’inexistence d’un modèle permettant d’assurer l’ interopérabilité à la date à laquelle le tiers a demandé un accès, dès lors qu’il existe un risque d’atteinte, en lui-même et au vu des propriétés de l’application visée, pour l’intégrité de la plateforme ou la sécurité de son utilisation, ou encore (ii) d’autres raisons techniques justifiant l’impossibilité d’assurer l’interopérabilité en développant ledit modèle. En l’absence de cette démonstration, l’entreprise dominante est tenue de développer le modèle, « dans un délai raisonnable nécessaire à cet effet et moyennant, le cas échéant, une contrepartie financière appropriée, prenant en considération les besoins de l’entreprise tierce ayant demandé ce développement, le coût réel de celui-ci et le droit de l’entreprise en position dominante d’en retirer un bénéfice approprié. » [§81].
 
  • 5ème question : L’Autorité est-elle tenue d’identifier au préalable le marché aval pertinent affecté par l’abus, et ce marché peut-il n’être que potentiel ? 

Selon la CJUE, pour retenir le caractère anticoncurrentiel du refus d’assurer l’interopérabilité d’une application d’un tiers avec la plateforme numérique, lorsque le marché affecté est différent de celui sur lequel l’entreprise est en position dominante, l’Autorité peut se limiter à identifier un marché aval, simplement potentiel, sous réserve, toutefois, de démontrer que le comportement abusif est susceptible de produire des effets anticoncurrentiels sur ce marché.


Il ressort de l’analyse de la CJUE, une volonté d’équilibrer les intérêts d’une entreprise dominante détenant une plateforme et ceux de ses concurrents souhaitant bénéficier d’une interopérabilité pour leur application, dès lors que la première développe cette plateforme pour ses seuls besoins. Il en va différemment lorsque l’entreprise dominante développe une plateforme pour des tiers, la CJUE semble contraindre cette entreprise à permettre l’interopérabilité avec sa plateforme bien que cela implique de limiter considérablement sa liberté contractuelle.
 

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