GUN JUMPING : DOUBLE INFRACTION ET NON BIS IN IDEM
Auteurs : Sylvie Cholet, avocate associée, et Alice Naulin, juriste stagiaire
Publié le :
05/05/2022
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Source : www.autoritedelaconcurrence.frDans sa décision n°22-D-10 du 12 avril 2022, l’Autorité de la concurrence s’aligne sur la position européenne en sanctionnant simultanément, pour la première fois, le défaut de notification et le non-respect de l’effet suspensif de la notification, par la réalisation anticipée d’une opération de concentration pendant son analyse par l’Autorité, sur le fondement de l’article L.430-8 du code de commerce.
Cette décision anticipe un arrêt de la Cour de cassation du 20 avril 2022, concernant la validité d’une procédure d’opération de visite et de saisies réalisée notamment dans les locaux des parties à cette opération de concentration, qui avait pour objet de rechercher la preuve de ce gun-jumping (Cass. crim., 20 avril 2022, n° 20-87.248).
Il est effectivement reproché à l’acquéreur d’avoir acquis et exercé sur la société cible une influence déterminante avant toute notification du projet de concentration puis, de l’avoir intensifiée, après la notification alors qu’il était contraint de suspendre l’opération.
- Contexte
1.a. Rappel des faits et de la procédure
La Compagnie Financière Européenne de Prises de Participation (ci-après « COFEPP ») est une holding produisant et distribuant des spiritueux, vins, sirops et jus de fruits. Elle est décrite comme le numéro 2 français et dans le top 10 mondial des groupes de spiritueux. La cible est son concurrent, numéro 3 français.
Il ressort des éléments de la décision 22-D-10, mais également des décisions rendues par le premier président de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation dans le cadre du contrôle d’une opération de visite et de saisies visant notamment COFEPP, que l’Autorité de la concurrence avait reçu dès avril 2018 des courriels de l’un des actionnaires de Marie Brizard Wine & spirits (ci-après « MBWS »), l’informant que « COFEPP semble déjà diriger MBWS » en ce qu’elle était intervenu dans le choix du nouveau directeur général de cette société (point 12 CA).
L’Autorité n’en a rien fait alors.
Trois mois plus tard, en juillet 2018, elle a reçu une pré-notification de l’opération de concentration.
Le 3 janvier 2019, la société COFEPP a officiellement notifié l’opération à l’Autorité de la concurrence.
Par sa décision n°19-DCC-36 du 28 février 2019, l’Autorité de la concurrence a autorisé l’opération sous réserve d’engagements.
La prise de contrôle exclusif a officiellement eu lieu le 1er mars 2019.
Le 1er avril 2019, un mois plus tard et alors qu’elle détenait les indices depuis un an, l’Autorité de la concurrence a saisi le juge des libertés et de la détention de Paris d’une requête aux fins d’être autorisée à procéder à des opérations de visite et de saisies dans les locaux des deux sociétés concernées.
La demande d’enquête se fondait notamment sur les courriels de l’actionnaire de MBWS et portait sur trois types de pratiques : présomption de concentration avant autorisation ; répartition du marché du whisky et du rhum, entente sur les prix des boissons aromatisées à base de vin.
Après exploitation des éléments saisis lors des opérations, et alors qu’était en cours une procédure de contestation des OVS, l’Autorité s’est saisie d’office, le 13 octobre 2020. Puis, elle a engagé des poursuites contre COFEPP, lui reprochant la notification tardive de l’opération de concentration, et la poursuite de la prise de contrôle pendant la période séparant la notification et la décision. La société mise en cause n’a pas contesté la réalité des griefs et a signé un accord de transaction en décembre 2021.
Dans la présente décision n°22-D-10, en date du 12 avril 2022, l’Autorité de la concurrence sanctionne COFEPP d’une amende à hauteur de 7 millions d’euros.
1.b. Rappel du cadre législatif
Pour rappel, toute opération de concentration répondant aux critères et seuils de l’article L.430-2 du code de commerce doit être notifiée et contrôlée auprès de l’Autorité de la concurrence. En découlent donc deux obligations distinctes :
- une obligation de notification de l’opération dans un premier temps ; l’interdiction de cette obligation est prévue à l’article L430-8 I du code de commerce ; son objectif est de permettre à l’Autorité d’exercer sa mission de contrôle des opérations de concentrations (point 38)
- une obligation de suspension dans un second temps, durant laquelle les parties à la concentration s’engagent à ne pas réaliser l’opération jusqu’à obtention d’une autorisation de l’Autorité ; l’interdiction de cette obligation est prévue à l’article L430-8 I du code de commerce ; son objectif « vise à empêcher que les parties à l’opération cessent, avant la date d’autorisation, de se comporter comme des concurrents pour agir comme une entité unique et que l’acquéreur exerce de manière anticipée un contrôle de droit ou de fait sur la cible. ». (point 40)
En cas de non-respect de ces deux obligations, l’article L.430-8 I et II du code de commerce donne pouvoir à l’Autorité de la concurrence d’infliger pour chacune de ces deux infractions, une sanction pécuniaire dont le montant maximum s’élève à 5% du chiffre d’affaires de la société responsable de la notification.
2. Solution de l’Autorité de la concurrence
2.a. L’affirmation d’une double infraction
L’Autorité a relevé à partir d’un faisceau d’indices – dont on peut supposer qu’ils sont au moins en partie issus des éléments recueillis lors des OVS – que l’opération de concentration avait débuté de manière effective avant le 3 janvier 2019, date de notification de l’opération par COFEPP.
i. Éléments constitutifs de la violation de l’obligation de notification d’une opération de concentration
La notification de l’opération de concentration est intervenue après la signature d’un protocole d’accord entre les parties, le 21 décembre 2018, portant sur la montée au capital de MBWS par COFEPP qui passait à 47,08 % du capital et 47,51 % des droits de vote de la cible, permettant d’obtenir la majorité des voix exprimées, compte tenu du taux de participation observé aux assemblées générales depuis 2015.
Or, selon l’Autorité, COFEPP avait déjà acquis le contrôle exclusif de la cible dès le 13 avril 2018.
- L’acquisition d’une influence déterminante dès avril 2018, lorsque l’acquéreur est intervenu dans la nomination du directeur général de la cible
L’Autorité a déduit l’acquisition par COFEPP d’une influence déterminante sur MBWS en 2018, malgré une participation minoritaire de seulement 29,47% du capital de la cible.
Pour rappel, une telle situation est possible lorsqu’il est établi, au travers d’un faisceau d’indices, qu’une entreprise a acquis le pouvoir de contrôler les décisions stratégiques d’une autre, même si elle ne détient pas le pouvoir de déterminer sa gestion courante. Les décisions stratégiques sont celles relatives : (i) au plan stratégique ;(ii) aux investissements en-deçà d’un certain montant ; (iii) au budget ; (iv) à la nomination et à la révocation des principaux dirigeants (Lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations, §35).
En l’espèce, l’Autorité de la concurrence s’est appuyée sur un faisceau d’indices parmi lesquels :
- la position significative de COFEPP au capital de MBWS : bien que minoritaire, COFEPP détenait, en septembre 2017, 29,47% du capital de la cible (point 51) sur les 47% prévus dans l’accord de prise de contrôle, faisant de lui le premier actionnaire ;
- les échanges d’informations sensibles survenus entre COFEPP et MBWS à partir de 2015, ayant « été rendus possibles par la présence de COFEPP au conseil d’administration de MBWS » (point 53) ou par le biais de contacts privilégiés de MBWS. (point 55).
L’échange d’informations sensibles, qui en soi ne suppose pas nécessairement une immixtion de l’acquéreur sur la cible, est retenu ici à titre d’indice afin d’apprécier l’exercice d’une influence déterminante car, en l’espèce, l’Autorité de la concurrence a relevé que « l’accès privilégié à des informations détaillées et régulières a permis à COFEPP d’effectuer un suivi étroit de l’intégralité des activités de MBWS et d’interférer dans certaines prises de décisions, notamment celles relatives à la politique commerciale et marketing suivie par MBWS. » (§58). Il s’agissait d’informations détaillées sur le contenu précis des négociations commerciales entre MBWS et son principal fournisseur de whisky, sur les hypothèses budgétaires de MBWS pour l’année future, ou encore sur les projets relatifs à la stratégie et la politique commerciale de MBWS.
- les relations commerciales et financières étroites entre les deux sociétés à partir de 2016 (signature de contrats d’approvisionnement entre les parties entre 2016 et 2018 faisant de l’acquéreur le principal fournisseur de la cible, avance en compte courant d’actionnaire de COFEPP d’un montant de 7,5 millions d’euros…)
- l’intervention directe de COFEPP dans le choix du dirigeant de MBWS, considérée comme une décision stratégique en avril 2018
- le contrôle par COFEPP de la politique commerciale et budgétaire de MBWS entre juillet et décembre 2018
- l’immixtion de COFEPP dans la gestion opérationnelle de MBWS en 2018.
Au travers des éléments de faits et de droit, l’Autorité conclut à l’acquisition d’une influence déterminante par COFEPP sur MBWS, et ce, dès le 13 avril 2018.
- la volonté délibérée de procéder à la réalisation effective de l’opération avant sa notification
L’Autorité a considéré que la COFEPP avait conscience de l’obligation de notifier l’opération à l’Autorité de la concurrence, au regard de la nature de ses relations avec MBWS (interventions directes de COFEPP dans la politique commerciale de MBWS, nomination des principaux dirigeants et des échanges d’informations commercialement sensibles).
Pourtant, les éléments du dossier montrent au contraire que COFEPP anticipait une prise de contrôle à venir, ce qui montre qu’elle n’avait alors pas conscience de détenir déjà un tel contrôle.
Une pré-notification ne sera adressée qu’à la suite de la signature d’un accord de confidentialité le 12 juillet 2018 entre COFEPP et MBWS, quelques semaines après la date retenue par l’Autorité pour conclure à la prise de contrôle à savoir le 13 avril 2018. A cette date, la cible recommandait à l’acquéreur d’intervenir dans le choix de son nouveau directeur général….
L’Autorité de la concurrence en déduit donc une « volonté délibérée de procéder à la réalisation effective de l’opération et d’un mépris des règles de concurrence » (point 91).
ii. Éléments constitutifs du non-respect de l’effet suspensif de la notification : l’intensification du contrôle pendant la période d’instruction de l’opération par l’Autorité de la concurrence
L’Autorité affirme : « Ainsi qu’il a été démontré ci-dessus, la réalisation effective de l’opération de concentration a été antérieure à la notification de l’opération à l’Autorité, intervenue le 3 janvier 2019, et par conséquent antérieure à l’autorisation de l’opération par la décision de l’Autorité précitée en date du 28 février 2019. Dès lors, cette opération a été réalisée de manière anticipée, en violation du II de l’article L. 430-8 du code de commerce. » (point 76)
Mais, elle prend soin de relever néanmoins une intensification des relations via « l’immixtion de la COFEPP dans la gestion opérationnelle de MBWS » en février 2019 (point 80), entre la date de la notification et la date de la décision témoignant « la volonté d’anticiper les effets de l’opération post-concentration » (point 81). A ce titre, l’Autorité a constaté que des dirigeants des deux sociétés se sont rencontrées le 15 février 2019, que des informations sensibles ont été échangés entre les collaborateurs de COFEPP et de MBWS dont faisant état un courrier du directeur général de MBWS à la vice-présidente du conseil de surveillance de COFEPP en date du 18 février 2019, et qu’une réunion avait eu lieu entre le président du directoire de COFEPP, un cabinet de conseil en stratégie, et les équipes de MBWS, dont son directeur administratif et financier, sur les synergies à établir dans le cadre de l’opération de concentration.
Ainsi, les mêmes faits ne seraient pas exactement sanctionnés deux fois…
2.b. L'application du principe non bis in idem
i. La question du non bis in idem dans la jurisprudence européenne en matière de contrôle des concentrations
Dans sa décision n° 22-D-10, l’Autorité de la concurrence fait sienne la solution donnée par la CJUE dans les arrêts du 4 mars 2020, Marine Harvest/Commission, C‐10/18 P, point 103 et du 22 septembre 2021, Altice Europe NV/Commission, T-425/18, points 56 et 57 en affirmant que les deux obligations sont distinctes et « poursuivent des objectifs autonomes » (point 42). À ce titre, dans ces deux arrêts précités, la Cour de Justice de l’Union Européenne avait conclu au respect du principe 'non bis in idem’ qui interdit qu’ « une entreprise soit condamnée ou poursuivie une nouvelle fois du fait d’un comportement anticoncurrentiel du chef duquel elle a été sanctionnée ou dont elle a été déclarée non responsable par une décision antérieure qui n’est plus susceptible de recours » (CJUE, 4 mars 2020, aff. C-10/18, § 76). Ce principe n’aurait donc pas vocation à s’appliquer lorsque la ou les pratiques font l’objet d’une seule et même procédure. Selon la CJUE, cette interprétation est « confortée par l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que par la raison d’être de ce principe, cet article visant spécifiquement la répétition d’une procédure ayant abouti à une décision définitive concernant le même élément matériel (voir, en ce sens, arrêt du 3 avril 2019, Powszechny Zakład Ubezpieczeń na Życie, C‑617/17, EU:C:2019:283, points 30 et 32) ».
ii. L’application de cette jurisprudence par l’Autorité de la concurrence
Au regard des éléments de faits et de droit détaillés dans la décision, l’Autorité prononce une même sanction pécuniaire pour deux infractions mais reposant, il faut l’admettre, sur une continuité de comportements.
Pour se prononcer l’Autorité a retenu notamment le caractère délibéré d’une « infraction grave à l’ordre public économique » (point 91). Même si l’article L. 430-8 du code du commerce ne se limite pas aux infractions intentionnelles mais concerne également les infractions résultant d’une négligence, en l’espèce, le caractère délibéré de la violation - susceptible de constituer une circonstance aggravante - résulte d’une « accumulation de comportements traduisant une volonté délibérée de procéder à la réalisation effective de l’opération et d’un mépris des règles de concurrence s’agissant, notamment, des interventions directes de COFEPP dans la politique commerciale de MBWS, dans le choix de son dirigeant, ou encore des échanges d’informations commercialement sensibles. » ( point 95).
S’agissant de la durée, l’Autorité veille à distinguer la nature des deux infractions. Alors que le défaut de notification est une infraction instantanée et permanente s’accomplissant dans un trait de temps mais dont les effets se prolongent dans la durée, le gun jumping est une infraction continue.
En considération de telles qualifications, elle relève que la notification aurait dû avoir lieu antérieurement au 13 avril 2018, jour de la réalisation effective de l’opération et que le manquement à l’obligation de suspension fut d’une durée maximale puisque couvrant toute la période séparant le jour de la notification et celui de la décision de l’Autorité.
Au regard de ces déterminants de la sanction et dans le respect de la transaction acceptée par COFEPP en décembre 2021, il lui est infligé une amende de 7.000.000 euros d’euros pour les deux infractions, soit 1% de son chiffre d’affaires.
Cette décision ne marque peut être pas la fin des poursuites à l’ égard de COFEPP dans cette affaire puisque, dans son arrêt du 20 avril 2022, la Cour de cassation valide la plupart des saisies opérées dans le cadre de l’enquête diligentée par l’Autorité de la concurrence après la décision d’autorisation. Cette enquête porte notamment sur la « présomption d’une répartition de marchés » entre les deux sociétés par l’échange d’informations, ce qui est contraire aux articles L. 420-1 du code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » (Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 15, 9 décembre 2020, n° 19/07453). Autrement dit, les éléments obtenus lors des saisies pourraient être utilisés pour qualifier une entente anticoncurrentielle, mais à la condition que les comportements soient antérieurs au 13 avril 2018, date retenue par l’Autorité pour la réalisation de la prise de contrôle exclusif, une entente ne pouvant avoir lieu au sein d’une même entité économique.
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