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Tentative de soumission à un déséquilibre significatif

Tentative de soumission à un déséquilibre significatif

Auteurs : Sylvie Cholet, avocate associée, et Marc-Antoine Gévaudan, avocat collaborateur
Publié le : 07/04/2023 07 avril avr. 04 2023

Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 4, 15 mars 2023, n° 21/13227
Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 4, 15 mars 2023, n° 21/13481



Rares sont les décisions relatives à l’appréciation de la seule tentative de soumission au regard de l’article L.442-6 devenu L.442-1 du code de commerce. En 2018, la Cour d’appel de Paris nous avait livré un éclairage intéressant, à l’occasion de l’affaire Système U, en proposant une conception stricte de cette notion (CA, Paris, Pôle 5, chambre 7, 15 mars 2018, n° 16/14231). Le 15 mars 2023, la Cour d’appel de Paris a rendu deux nouveaux arrêts s’inscrivant dans la droite ligne de cette appréciation restrictive de la tentative de soumission.

L’un concerne la SARL Intermarché Casino Achats (ci-après la « SARL Inca ») et la SAS ITM Alimentaire International (RG n° 21/13227), l’autre concerne la SARL Intermarché Casino Achats, la SAS AMC (Casino) et la SAS Monoprix (RG n°21/13481).

Le 31 mai 2021, le tribunal de commerce de Paris avait prononcé à leur égard une amende de 2 millions d’euros pour avoir soumis ou tenté de soumettre certains de leurs fournisseurs, à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.

Était en cause le fait d’avoir exercé en mai 2015 des pressions et des mesures de rétorsion à l’égard de ces fournisseurs pour obtenir des avantages sous la forme d’investissements, alors que les contrats cadre avaient été finalisés et conclus le 1er mars 2015. La centrale d’achats commune proposait les investissements au nom et pour le compte des distributeurs lesquels sont considérés comme co-auteurs pour avoir agi de concert avec leur mandataire au travers de mesures de rétorsion mises en œuvre ou annoncées. Les deux groupes de distribution ont chacun pour leur part interjeté appel du jugement les concernant.

Les arrêts du 15 mars 2023 confirment les jugements du tribunal de commerce de Paris en ce qu’il a prononcé une amende de 2 millions d’euros (sauf pour Monoprix dont l’amende a été ramenée à 500 000 euros) aux termes d’une analyse très intéressante des conditions de la « tentative de soumission », pour chacun des fournisseurs concernés, l'amenant à écarter la qualification pour un grande nombre de fournisseurs initialement concernés.

La tentative de soumission est ainsi définie : « l’action par laquelle on s’efforce vainement d’obtenir un résultat ».

Comme la soumission, la tentative de soumission à une obligation créant un déséquilibre entre les droits et obligations des parties « implique la démonstration par tous moyens par le ministre chargé de l’économie, conformément à l’article 9 du code de procédure civile, de l’absence de négociation effective, ou de sa possibilité, des clauses ou obligations incriminées » puis évidemment celle d’un déséquilibre significatif.

La Cour a donc procédé à une analyse in concreto fournisseur par fournisseur de ces conditions, ainsi qu’il suit :

I – Standard de preuve et loyauté de l’enquête

Pour chaque fournisseur, l’analyse de la Cour a porté sur les éléments recueillis dans le cadre de l’enquête par l’administration.

A ce titre, justement, les demanderesses sollicitaient l’irrecevabilité des procès-verbaux d’audition, au motif de la déloyauté de l’enquête « caractérisé notamment par une atteinte à la présomption d’innocence et par l’obtention de réponses biaisées par la formulation orientée des questions. »

Sur le plan des principes juridiques applicables, la Cour considère que les textes du code pénal ne peuvent pas s’appliquer au droit des pratiques restrictives de concurrence car l’infraction « ne relève pas en droit interne du droit pénal ». Elle confirme toutefois que, l’amende civile instituée par cette disposition ayant « la nature d’une sanction pécuniaire », comme l’a précisé le Conseil constitutionnel, et compte tenu de la sévérité de la sanction encourue, l’action du ministre relève de la « matière pénale » si bien que les articles 6 et 7 de la CEDH s’appliquent : l’équité du procès pénal, la loyauté de l’enquête, ainsi que le principe de légalité des délits et des peines.

Concernant la demande de nullité de l’assignation en conséquence de la déloyauté de l’enquête, la Cour statue ainsi : « L’enquête qui ne constitue qu’un mode de recueil des preuves, n’est pas le support de l’assignation, la nullité de la première, à supposer que le juge civil puisse la prononcer, n’emportant pas celle de la seconde. »

Concernant l’examen de la recevabilité des pièces, la Cour applique donc la méthodologie adoptée par la CEDH, les exigences d’équité du procès étant plus stricts en la matière que sous le volet civil ; elle conclut toutefois, à l’issue de son analyse, que les atteintes alléguées – en admettant leur réalité – ne sont pas irrémédiables et n’affectent pas l’équité de la procédure dans son ensemble. Les demanderesses demeurent en effet « libres de produire toute pièce susceptible de contredire les déclarations des fournisseurs et les documents qu’ils ont communiqués », le principe de l’égalité des armes étant sauvegardé par l’application de l’article 9 du code de procédure civile et de l’article L.450-2 du code de commerce (les procès-verbaux des agents font foi jusqu’à preuve du contraire) ainsi que par le principe de la contradiction défini aux articles 1, 4, 5, 12 et 16 du code de procédure civile.

Bien que recevables, les pièces en question seront toutefois analysées avec circonspection par la Cour qui prend le soin de différencier le cas où les fournisseurs ont répondu à des questions fermées, précises et dont l’objet est simple, et où les réponses sont au contraire développées.

Par exemple, concernant une des réponses faite par un fournisseur, la Cour retient qu’ « Il ne peut toutefois être tiré aucune conséquence de cette affirmation qui a été littéralement dictée par l’enquêteur avec des termes trop subjectifs pour considérer que leur validation sèche par le fournisseur emporte une réelle appropriation intellectuelle de ses propos. »

Cette analyse minutieuse sera réalisée pour chacune des auditions, la Cour rappelant par exemple qu’un des procès-verbaux « comprend des réponses librement développées en dépit des demandes de validation des conclusions d’enquête formulées par l’agent ».

Les documents internes des fournisseurs – dont le caractère probant est retenu en considération de leur objectivité – sont à cet égard particulièrement utiles pour confirmer les déclarations des fournisseurs lors de leurs réponses aux questions de l’administration.

II – La grille d’analyse de l’absence de négociation effective

La démonstration de cette première condition (outre la condition d’un déséquilibre significatif) :
- « ne peut se déduire de la seule structure d’ensemble du marché de la grande distribution, qui peut néanmoins constituer un indice de l’existence d’un rapport de forces déséquilibré se prêtant difficilement à des négociations véritables entre distributeurs et fournisseurs (en ce sens, Com. 20 novembre 2019, n° 18-12.823).
- « peut notamment être caractérisée par l’usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l’acceptation ».
- « est ainsi réalisée en considération du contexte matériel et économique de la conclusion proposée ou effective, l’insertion de clauses dans une convention type ou un contrat d’adhésion ou les conditions concrètes de souscription (en ce sens, Com. 6 avril 2022, n° 20-20.887) pouvant constituer des critères pertinents de la soumission ou de sa tentative. »

Après avoir pris en compte la structure déséquilibrée du marché en faveur de la SARL Inca (part de marché de 25,9% dans le secteur de la grande distribution à dominante alimentaire), la Cour va vérifier si des contreparties ont existé (A) et si des menaces ou des mesures de rétorsion ont été appliquées (B).

A)         L'existence (et non de la suffisance) de la contrepartie dès lors que l’absence de contrepartie « est un indice pertinent de la soumission ou de la tentative de soumission »

Selon la Cour, s’il est exact que « la contrepartie participe prioritairement de l’appréciation du déséquilibre significatif, celle de son existence, plutôt que de sa suffisance, demeure utile pour caractériser une éventuelle soumission ou tentative de soumission », l’absence d’avantage ou de réciprocité caractérisant « la dimension purement unilatérale de la démarche, une volonté d’assujettissement. »

Elle insiste également sur la prise en compte des besoins de l’interlocuteur et la détermination de contreparties identifiables et quantifiables, retenant que « l’indétermination des contreparties éventuelles est peu propice à une négociation quelconque. » 

La temporalité a également son importance, sachant que les investissements ont été sollicités par la SARL INCA en dehors de la période des négociations annuelles.

A cet égard, la tentative de soumission devait être appréciée en lien avec le dispositif de négociation annuelle qui prévoit que le contrat cadre doit refléter le résultat de la négociation devant se tenir sur une période déterminée (dans le but de protéger les fournisseurs). De la sorte, une renégociation ne peut en principe intervenir en cours d’année que « lorsqu’un élément nouveau ou une justification particulière le justifie. […] cette possibilité qui n’est pas une renégociation totale du contrat permet de tenir compte de la vie des affaires et de la réalité commerciale. »

En l’espèce, s’agissant de L’Oréal, la SARL Inca a sollicité un « investissement », demande « qui ne reposait sur aucun élément nouveau tangible et vérifiable et qui était assortie de contreparties réelles mais néanmoins imprécises et inquantifiables et de ce fait ineffectives », aucune pièce n’étant produite en défense pour en préciser le contenu exact et la valeur.

La Cour a en revanche considéré pour Henkel que la SARL Inca lui a proposé des contreparties de plus en plus précises au fil des discussions attestant d’une négociation effective, sachant qu’aucune mesure de rétorsion n’est démontrée (la cause des retards dans l’exécution du plan d’affaires n’étant pas déterminable).

B) L’existence de mesures de rétorsion annoncées ou appliquées détermine la soumission si elles sont en lien avec le refus d’accepter la demande d’investissement

Le cas du fournisseur Beiersdorf souligne le caractère déterminant de ce critère :
« en l’absence de toute annonce ou pratique effective de mesures de rétorsion, de sommes réglées par le fournisseur dont le refus a été entendu et accepté, la seule demande d’investissement non fondée sur un élément objectif et non assortie de contreparties identifiables et mesurables dans le cadre d’un rapport de forces structurellement déséquilibré n’est pas suffisante pour caractériser une tentative de soumission. Le jugement du 31 mai 2021 sera également infirmé de ce chef. » (arrêt ITM)

Temporellement, l’existence de telles mesures sera appréciée lors « l’entrée en négociation », mais peut également l’être « à distance des premières demandes, parfois à l’aube des négociations de l’année suivante ».

Ainsi, pour chaque fournisseur, la Cour analyse si des mesures de rétorsion (déréférencements, arrêts ou blocage de commandes, blocage dans l’exécution des plans d’affaires, alertes de performances) ont été annoncées ou mises en œuvre, en lien avec les demandes d’investissement (et en lien avec le refus des fournisseurs de les accepter) en s’appuyant sur la règle du faisceau d’indices : ce lien « peut effectivement se déduire, au sens de l’article 1382 du code civil, de la chronologie des faits, de la teneur et de la durée des échanges entre la SARL Inca, la SAS ITM et le fournisseur malgré la fermeté de la position de celui-ci, ainsi que de l’absence de toute pièce produite par les appelantes pour justifier, a posteriori au moins, leurs démarches » (arrêt ITM).

A titre illustratif, la Cour a retenu le lien entre le refus de l’Oréal et des arrêts de commandes subis par ce fournisseur prétendument fondés sur une sous-performance mais n’ayant pourtant jamais été justifiée, amenant le fournisseur à percevoir ces mesures comme la sanction de son refus.

A l’inverse, la Cour a refusé de considérer les pratiques de déréférencements brutaux subis par le fournisseur SCA, dès lors que « le rattachement » avec les demandes additionnelles n’est pas confirmé. 

Tel a été le cas aussi pour Porter & Gamble :
« S’il est envisageable in abstracto que la tentative de soumission à un déséquilibre significatif constitue le moyen illicite de forcer la conclusion d’avenants, non nécessairement significativement déséquilibrés, mais sans intérêt ou désavantageux pour le fournisseur, l’analyse concrète des échanges entre Procter & Gamble et la SARL Inca révèlent l’existence d’une négociation effective. »

En effet, selon la Cour, même si le fournisseur admet une réelle agressivité dans les négociations, et a pu intérioriser la défaveur structurelle du rapport de forces, « ces éléments, qui ne caractérisent aucune mesure tangible de rétorsion projetée ou mise en œuvre sont insuffisants pour établir, même combiné à l’indice de l’absence d’élément nouveau fondant la demande, une tentative de soumission », d’autant que  le fournisseur « estime les contreparties accordées satisfaisantes et précisément identifiées et quantifiées ».

III – La vérification du déséquilibre significatif

D’abord, la Cour rappelle la notion de déséquilibre significatif (Com., 25 janvier 2017, n° 15-23.547) :
  • Son appréciation, économique comme juridique, est globale au regard de l’économie du contrat, et concrète ;
  • Elle s’opère en considération de la convention prévue par l’article L.441-7, I du code de commerce (désormais L.441-3).
Ensuite, elle ajoute que l’article L.442-6, I, 2°, autorise le contrôle judiciaire (et non la fixation) du prix lorsque qu’il ne résulte pas d’une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif (Cons. const. 30 novembre 2018, n° 2018-749 QPC).

Pour la Cour, la qualification du déséquilibre significatif « peut notamment se déduire d’une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d’une disproportion importante entre les obligations respectives des parties. »

La Cour se réfère à l’idée de coopération commerciale par opposition à l’unilatéralité de conditions imposées par le partenaire dans son unique intérêt et sans prise en compte de l’intérêt du fournisseur.

Enfin, si la preuve du déséquilibre significatif incombe au ministre chargé de l’économie, celle d’un éventuel rééquilibrage du contrat par une autre clause incombe aux appelantes.

IV – L’appréciation de la sanction pour une simple tentative

Hormis pour Monoprix, la Cour maintient le montant de l’amende civile de 2 millions d’euros malgré le fait que seule une tentative de soumission soit qualifiée et ce pour seulement trois fournisseurs (et non plus huit comme l’avait considéré le tribunal de commerce) en ce qui concerne ITM, et pour seulement deux fournisseurs (et non plus six dans le jugement attaqué) en ce qui concerne Casino, et enfin seulement un (et non plus six dans le jugement attaqué) pour Monoprix.

Pour Inca, ITM et Casino, le maintien de l’amende est justifié par la gravité des pratiques, considérée au travers de l’existence de mécanismes de représailles, de la conscience du caractère infractionnel de la pratique par son auteur.

Même s’il s’agit d’une tentative qui, par définition, est dépourvue d’effet, la pratique est de « nature à conférer aux appelantes un avantage concurrentiel indu sur le marché de la grande distribution, à entraver la capacité de négociation des fournisseurs concernés et, en cas de succès, à les priver d’un gain certain utile au développement de leur outil productif. »

Le montant de 2 millions d’euros (plafond augmenté depuis à 5 millions d’euros) se justifie donc au regard de « la gravité intrinsèque des pratiques mises au jour » et « de la nécessité de dissuader les agents économiques de se livrer à ces dernières ».

Enfin, les circonstances atténuantes opposées par les appelantes (la ponctualité des pratiques) ne sont pas pertinentes puisque l’enquête portait sur la première année d’exercice de sa mission par la SARL Inca qui ne pouvait ainsi être en situation de réitération.

En revanche, Monoprix voit son amende abaissée à 500 000 euros, contre 2 millions initialement prononcée par le tribunal.

En effet, la Cour a considéré qu’une amende au plafond légal n’était pas justifiée en raison du rôle qu’avait joué Monoprix, moins important que celui de la SARL Inca et de la SAS AMC (Casino) : bien que directement impliquée dans la tentative de soumission du fournisseur dont l’investissement demandé était le plus important, rien ne démontre que Monoprix en a été seule bénéficiaire. La Cour a également pris en compte son positionnement sur le marché qui n’est pas celui de la centrale de référencement de son groupe d’appartenance ou de la SARL Inca.
 

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